Les aliments du cerveau - Partie III : précurseurs, glucides et tryptophane ...

Partie III

Fournir les précurseurs ne suffit plus

On a longtemps buté sur un paradoxe découvert à l’occasion de l’étude menée sur les rats ; dans le cadre de ce travail, on avait administré à ces rongeurs une ration riche en glucides et constaté, peu après l’ingestion du repas, que le taux cérébral du tryptophane, acide aminé rare, puisque peu représenté dans les protéines alimentaires (**), avait augmenté, au point d’atteindre un niveau permettant au premier enzyme de la voie de la synthèse de la sérotonine d’intervenir. Wurtman releva également une augmentation du taux de ses dérivés, témoignant ainsi d’une véritable augmentation de sa synthèse. Initialement, cette observation l’a surpris. Comment, en effet, un repas exclusivement glucidique peut-il influer sur le taux d’un acide aminé absent du repas fourni ?
L’explication à cet apparent paradoxe fut apportée quelque temps plus tard, et nous allons la développer brièvement, du fait qu’elle sert de base à la nutrition cérébrale. Elle nous a aussi appris que les limites du cerveau ne sont pas une simple passoire laissant pénétrer indifféremment n’importe quelle molécule, même nutritive. Ce serait trop dangereux. Les acides aminés doivent, pour s’y rendre, traverser une membrane (la barrière hémato-encéphalique). Celle-ci porte des protéines réceptrices, qui à l’image des vigiles à l’entrée du stade, filtrent les arrivants. Or, l’un des transporteurs présents assure l’entrée du tryptophane, mais aussi de la tyrosine et d’autres acides aminés tels que les ramifiés, qui tous entrent en compétition à ce niveau. A cause de cette compétition, le taux cérébral de divers acides aminés ne reflète pas leur richesse dans l’assiette. Cela n’explique cependant pas l’effet paradoxal du repas glucidique administré aux rats. Nous délivrons l’explication un peu plus loin. On sait aussi qu’un repas plus riche en protéines ou en tyrosine (ce qui revient assez souvent au même, celle-ci se trouvant placée dans des conditions de compétition favorables lorsqu’on privilégie les protéines), va plutôt accroître la synthèse d’adrénaline, qui favorise la vigilance. D’où l’idée assez juste d’opposer d’une part l’apport glucidique favorable au sommeil et d’autre part les protéines qui maintiennent l’éveil et la vigilance. Ce concept est apparemment bien ancré dans les mœurs de la voile (voir l’encadré).
Bien que globalement juste, cette conception est incomplète ; en fait, entre l’apport par l’aliment et leur entrée dans le neurone, les acides aminés doivent passer avec succès une série d’étapes qui, toutes, à leur niveau, vont influencer leur disponibilité. Et si aujourd’hui on recense un certain nombre d’études et d’interventions au cours desquelles l’apport de précurseurs corrigeait notablement les stigmates d’une fatigue cérébrale tenace, on s’est aperçu qu’il ne s’agissait par d’une solution systématique aux problèmes de fatigue cérébrale. D’autres éléments sont à prendre en compte. Attardons-nous ainsi sur le cas du tryptophane.

(**) : le tryptophane ne représente que 1 à 2% de l’ensemble des acides aminés constitutifs des protéines. La tyrosine, qui est le précurseur de la noradrénaline et de la dopamine, représente quant à elle de 4 à 5% du total. En outre, à l’inverse du tryptophane, la tyrosine peut faire l’objet d’une légère synthèse hépatique, à partir de la phénylalanine, autre acide aminé essentiel. Donc, pour résumer, la compétition n’est pas a priori favorable au tryptophane.

Voile et glucides font mauvais ménage.


Comme le soulignaient plusieurs interventions réalisées dernièrement dans le cadre du congrès de médecine et voile à St Cyprien (66), le 9 juin dernier, les manipulations de la ration des navigateurs constituent une habitude assez répandue. Deux types d’observations en attestent.
On observe par exemple que certains navigateurs, comme Thierry Dubois suivi à l’Institut " Vielife " de Maisons Laffitte par Eve Tiollier, se sont vus proposer des collations riches en protéines aux heures considérées comme " difficiles ", avec des creux de vigilance préjudiciables. Plus riche en protéines que la moyenne, avec une prise de laitages, œuf, viande ou barre protéique plusieurs fois par jour, son régime visait à optimiser de manière scientifique, et avec son implication évidente, sa vigilance en course.

D’autres sont plus passifs, et tout juste consentent-ils à remplir un relevé alimentaire permettant d’évaluer les caractéristiques de leur ration " spontanée ". Curieusement, cela a permis de noter que, comparativement à d’autres sportifs, les adeptes de la voile avaient naturellement adopté un modèle alimentaire plus riche en protéines et plus pauvre en glucides. Faut-il les inciter à se tourner vers une diète plus riche en glucides ? Pas forcément.
Comme l’indiquait en cette occasion Yannick Guezennec, cette répartition apparemment déséquilibrée constitue peut-être une adaptation spontanée, au prix de laquelle il devient possible de rester éveillé plus longtemps et de mieux combattre les affres du sommeil. Pour cette raison, les prises massives de glucides, à l’instar de celles que pratiquent les marathoniens ou les triathlètes par exemple, lui paraissent totalement néfastes chez les navigateurs.

Le cas d’école du tryptophane

Au-delà de son statut de précurseur, cet acide aminé essentiel se situe à un carrefour métabolique. Apporté par les peptides alimentaires et les protéines, il peut suivre plusieurs voies de transformation :
* Intégration à un complexe enzymatique du foie nommé " Cytochrome P 450 ", chargé de prendre en charge tous les " toxiques " entrant dans l’organisme. Celui-ci peut voir son activité s’élever dans diverses situations : prise d’alcool, de tabac, de médicaments, de café ou de thé et bien sûr de contraceptifs oraux. Cette mobilisation peut influer défavorablement sur la disponibilité du tryptophane pour les autres tissus. Il n’est pas rare qu’un athlète, a fortiori une sportive, voit sa disponibilité en tryptophane chuter pour l’une de ces raisons. A ce niveau, on peut comparer ce premier prélèvement à la TVA de l’organisme.

 -  Une possible utilisation par une flore digestive pathogène ou déséquilibrée. Cette situation de " dysmicrobisme ", fréquente dans le milieu sportif, peut résulter de la conjonction de plusieurs facteurs aussi bien que de leur présence isolée : stress psychologique, déshydratation, acidose, prise d’anti-inflammatoires, infections digestives (via des bidons contaminés, par exemple) prise d’antibiotiques. Cette voie " parasite " concernerait une fraction non négligeable de sportives. C’est cette fois la contribution à l’URSSAF qu’il faut déduire.

 - L’intégration à de nouvelles chaînes protéiques. Il y apparaît cependant comme l’un des acides aminés les moins représentés. 

  - Son utilisation préférentielle, en cas d’inflammation, par l’enzyme " indole-amine 2, 3- dioxygenase ". Cette voie est très souvent activée chez les sportifs, notamment en cas de prise chronique d’anti-inflammatoires, pratique de plus en plus répandue, comme divers travaux l’ont mis en exergue au cours des dix dernières années- notamment ceux de Lucille Smith (12). Avec cette nouvelle ponction, l’impôt révolutionnaire du FLNC, la disponibilité du tryptophane chute donc à un niveau qui peut s’avérer insuffisant.

Par contre, la compétition tourne en faveur du tryptophane lorsque des événements physiologiques conduisent à la mobilisation accrue des autres acides aminés, par exemple les " ramifiés ". Cela survient par exemple lors de l’exercice ou lorsqu’on avale des glucides. Ceux-ci, favorisant la libération d’insuline, vont entraîner l’entrée dans les tissus de certains acides aminés, notamment les " ramifiés ".
Bénéfique en récupération (voir " Sport & Vie " n° 66), ce processus aboutit par contre à un retournement des forces en présence au niveau cérébral, le tryptophane devenant alors plus abondant. C’est exactement ce qui s’est produit avec les rats de Wurtman, et explique que la propension à manger sucré sans faim puisse corriger un manque de disponibilité en tryptophane au risque, à terme, de grossir. On considère même, désormais, que les boulimies sucrées représentent l’un des meilleurs symptômes de déficit en sérotonine.

La chute chronique du taux de sérotonine au repos correspond donc à un état de fatigue centrale. Curieusement, le même état de lassitude correspond à une situation inverse : on sait ainsi qu’une montée brusque du taux de sérotonine cérébral à l’effort expliquait les épisodes de fatigue centrale, étudiés et décrits par Eric Newsholme chez des adeptes des exercices de longue durée. Pour l’expliquer, il met en avant deux phénomènes.
D’une part, il note que l’utilisation des " ramifiés " par les muscles lorsque les réserve de glycogène s’épuisent, augmente la disponibilité en tryptophane au niveau central, la concurrence à ce niveau avec les autres acides aminés tournant soudainement en sa faveur.
D’autre part, on sait qu’au cours d’efforts de plus 60 mn l’albumine, qui normalement transporte le tryptophane dans le plasma, l’a relâché dans le sang pour fixer les acides gras qu’elle va acheminer ensuite vers les muscles actifs. Ces deux adaptations conduisent à une augmentation brutale de la disponibilité en tryptophane dans les neurones. La formation de sérotonine s’accélère alors, ce qui expliquerait la lassitude soudaine ressentie par les sportif dans ce contexte. Pour prévenir cette prédominance soudaine de l’axe sérotoninergique, la prise régulière de glucides en cours d’effort semble indispensable, puisqu’elle modère à la fois la mobilisation des acides gras et la captation des " ramifiés " au niveau musculaire. On voit donc que selon le contexte, activité ou repos, les glucides exercent sur le taux de sérotonine des effets opposés. C’est via l’insuline, libérée au repos mais peu sollicitée à l’effort en présence de glucides, que les différences se dessinent.

Les relations entre alimentation, exercice et activités mentales peuvent également s’envisager avec les catécholamines, c’est-à-dire la dopamine, l’adrénaline et la noradrénaline, qui toutes dérivent d’un acide aminé essentiel, la tyrosine. Lors d’un stress mal géré, ou vécu en situation de fatigue, lorsque le sujet suit un régime pauvre en glucides ou lorsqu’il a épuisé son glycogène, il va plus facilement mettre en œuvre la " néoglucogénèse ", c’est-à-dire la fabrication de glucose à partir de constituants non glucidiques.
Or, la tyrosine fait partie des substrats préférentiels de cette voie " annexe " d’énergie. Dans ce contexte, on note une activation d’un enzyme du foie, qui va la dégrader pour en faire un carburant d’appoint. L’enchaînement de rencontres et d’efforts peut y contribuer. Dans ce cas, moins de tyrosine va se transformer en catécholamines : un émoussement de la motivation et une altération de la prise de décision peuvent s’ensuivre. Cela ne vous rappelle rien ?


Denis Riché pour Sport et Vie.

 

Consulter les autres parties du dossier :
- Partie I : L’ère médiévale
- Partie II : L’ère de l’hypoglycemie / L’ère des neurotransmetteurs
- Partie IV : L’approche intégrée / Le cerveau poubelle / Le cerveau anticorps / Une fatigue irréductible

 

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